Vers une « assurance maladie » de la vigne ?
Publié par Marianne Lefebvre, le 4 novembre 2024 7
Marianne Lefebvre, Yann Raineau, Pauline Pedehour et Cécile Aubert
Le 26 avril dernier, lors d’une conférence de presse, le directeur de l’Organisation Internationale du Vin, John Barker, annonçait une chute de 10% de la production mondiale de vin en 2023. A l’origine de cette baisse considérable de la production, les conditions environnementales extrêmes - telles que de fortes pluies subies par les vignobles - ont favorisé le développement de maladies fongiques (mildiou, oïdium, black rot…) dans certaines régions et la perte des récoltes.
Des récoltes et des revenus qui subissent les aléas climatiques et sanitaires
Les épidémies de maladies fongiques sont des phénomènes aléatoires, qui peuvent être plus ou moins présents d’une année ou d’une région à l’autre. Si pour les pertes liées à des aléas météorologiques tels que la sécheresse, le gel, la grêle… les assurances multirisques climatiques existent, il n’en est rien pour les pertes d’origine sanitaire. Pour minimiser ce risque, certains traitements fongicides sont utilisés de façon préventive sans réelle certitude sur la pression en temps réel des maladies, ce qui contribue à faire de la viticulture un des cultures avec l’Indice de Fréquence de Traitement (IFT) le plus élevé (à titre d’illustration, 12 en 2019 contre 5 en 2021 pour le blé d’après les enquêtes pratiques culturales). 100% des parcelles en vigne ont reçu au moins un traitement fongicide en 2019, y compris sur les parcelles en agriculture biologique (représentant 17% des hectares de vigne en 2020) qui utilisent principalement le cuivre et le soufre comme traitements antifongiques. Ces traitements permettent le plus souvent de maintenir les rendements, mais ne sont parfois pas suffisants comme, récemment, en 2021 ou 2023 où la pression des maladies a été très forte. De plus, ces traitements ont un impact aujourd’hui largement documenté sur la contamination les milieux (eau, sol, air) et la santé humaine. La viticulture est donc un secteur particulièrement visé par les objectifs de réduction des pesticides en France (le plan Ecophyto, qui perdure malgré des ajustements) et en Europe avec le Pacte vert.
Des pratiques alternatives existent pour réduire l’usage des produits phytosanitaires sans compromettre les rendements, allant de l’usage du biocontrôle à une réduction du dosage des produits, jusqu’à des options de rupture comme le remplacement des vignes par des variétés résistantes. Toutefois, ces options sont assorties de nouvelles formes de risque, sur le rendement, la qualité du produit ou encore l’attente des consommateurs, expliquant en partie les difficultés de leur adoption. Parmi ces pratiques, l’usage d’Outils d’Aide à la Décision (OAD) permet de réduire l’incertitude quant au niveau de pression local réel des maladies, s’appuyant sur des algorithmes fondés sur des modèles de développement des pathogènes, des données météo et des observations locales. Ces outils peuvent ainsi fournir à l’utilisateur des recommandations au jour le jour sur le besoin de protéger ses cultures ou non. Mais le recours à ces outils reste limité. Une fois encore, cet outil se double d’un nouveau risque pour les utilisateurs, concernant la fiabilité de l’outil. Or un traitement manqué en période sensible peut engendrer d’importantes pertes, et finalement un nombre important de traitements fongicides, cette fois à visée curative.
Dans ce contexte, des solutions d’accompagnement à la gestion des risques engendrés par ces nouvelles pratiques sont imaginées. Une « assurance maladie » de la vigne pourrait-elle être mise en place pour accompagner les viticulteurs dans cette transition ?
L’assurance contre le risque sanitaire : quel modèle économique et quelles garanties pour les viticulteurs ?
Il s’agît de réfléchir à un nouveau type d’intervention publique qui ne consiste pas en une aide versée systématiquement (comme les Mesures Agri-Environnementales et Climatiques, qui incitent les agriculteurs à suivre un cahier des charges leur permettant de réduire l’impact environnemental de leur activité), mais seulement dans le cas où l’adoption de bonnes pratiques conduit à une perte de rendements. L’instrument public sert donc à sécuriser le changement de pratiques. Plus précisément, l’expérimentation proposée par les auteurs ? s’est focalisée sur les conditions d’adoption d’un OAD permettant de réduire les traitements fongiques. Cet outil a été conçu dans le but de permettre aux usagers de supprimer les traitements inutiles (mais non connus comme tels sur le moment) tout en sécurisant l’atteinte d’un rendement visé. Par exemple, lors d’une année comme 2019, moins propice à l’apparition des maladies, le recours à un OAD aurait permis de baisser substantiellement les IFT. Avec l’assurance sanitaire, si une perte de rendement est observée en raison de l’échec de l’OAD qui a préconisé trop peu de traitements, le viticulteur est indemnisé pour cette perte. Même si cette indemnisation ne remplace pas le niveau de récolte attendu par le producteur, il peut être plus sécurisant d’adopter de nouvelles pratiques de protection des vignes dans ce contexte.
Si le taux de souscription de l’assurance climatique est élevé chez les viticulteurs (44% des surfaces en vigne assurées en 2023), les critiques sont nombreuses, notamment concernant le prix élevé de ces assurances au regard du rendement assuré (malgré les subventions européennes), mais aussi de l’importante standardisation des contrats, qui ne sont donc pas toujours adaptés au cas de chaque exploitation.
Mais les témoignages de plusieurs viticulteurs montrent un intérêt pour la sécurisation de la réduction des pesticides via l’assurance sanitaire. Plusieurs soulignent qu’ils ont déjà engagé des actions pour réduire leur utilisation de fongicides, mais qu’une assurance pour le faire serait un plus : « J’ai prouvé que par rapport à la moyenne en Champagne j’ai réussi à garder 100% de ma récolte tout en réduisant l’utilisation de Phyto ». Côté financier, « si on peut assurer nos parcelles à hauteur de ce que l'on économise en phyto, alors même pour une indemnisation de 50% des pertes cela est valable !». Néanmoins, le sujet de l’assurance du risque sanitaire divise car certains producteurs considèrent que c’est leur métier de gérer ce risque et qu’ils souhaitent avant tout produire du raisin, et non seulement toucher des aides.
Il n’est pas encore possible d’assurer ces vignes contre le risque sanitaire en France. Ce type d’assurance a seulement été expérimenté dans le cadre de l’ambitieux programme de transition agroécologique de la viticulture en Nouvelle Aquitaine Vitirev. Dans le cadre de ce programme, l’assureur Groupama a assuré les pertes de rendements imputables aux maladies fongiques d’une centaine d’hectares appartenant aux caves coopératives de Buzet (Lot-et-Garonne) et Tutiac (Gironde) pendant quatre années. Durant cette expérimentation, ces vignes ont été traitées en suivant scrupuleusement un protocole assurable de traitement défini par un OAD conçu par l’Institut Français de la Vigne et du Vin, ce qui a permis de réduire l’IFT moyen de 30 à 55% selon les millésimes.
Quelle acceptabilité pour ces assurances du risque sanitaire chez les viticulteurs ?
Les conditions de cette expérimentation étant très spécifiques, nous nous sommes intéressés dans le cadre du projet BEHAVE à l’acceptabilité et l’impact d’un tel dispositif s’il était proposé à tous les viticulteurs français. En s’appuyant sur une enquête auprès de 412 viticulteurs français, conduite en janvier 2023, les chercheurs ont montré qu’entre 48% et 60% des viticulteurs français seraient prêts à souscrire une assurance dont l’indemnisation serait conditionnée au suivi de préconisations d’un OAD pour réduire l’usage des fongicides (le pourcentage d’adoption variant selon le prix et le type de contrat).
Comme souvent, le diable se cache dans les détails des contrats. Pour savoir si les viticulteurs seraient intéressés par un tel dispositif, il faut les interroger sur dans les modalités précises de mise en oeuvre. Outre les aspects financiers des contrats (combien cela coûte ? combien cela peut rapporter en cas de pertes ?), d’autres innovations contractuelles ont été testées. Par exemple, la possibilité de mettre en place ce contrat à l’échelle d’un collectif de viticulteurs via un fonds de mutualisation à cotisation obligatoire, plutôt que le traditionnel contrat souscrit par un individu de façon volontaire. Aussi, le recours à l’assurance paramétrique permet de recourir à un indice (basé notamment sur des observations satellitaires ou des données issues de parcelles témoin communes pour tous les viticulteurs d’un territoire) plutôt qu’à l’évaluation des pertes par le passage d’un expert dans les parcelles. Cette dernière modalité, moins coûteuse, est plébiscitée par les assureurs. Mais quid si un viticulteur a des parcelles bien spécifiques pour lesquelles les rendements sont mal corrélés à l’indice ? La profession pourrait être frileuse face à ces innovations contractuelles quand il s’agit de sécuriser des revenus parfois faibles dans certaines régions viticoles. Les résultats de cette enquête indiquent en effet que les viticulteurs rejettent l’indemnisation sur la base d’un indice plutôt qu’en fonction des pertes réelles et qu’ils préfèrent très largement un contrat avec adhésion individuelle volontaire plutôt qu’un fonds mutuel à cotisation obligatoire.
En couplant les données issues de cette enquête avec des données issues d’une expérimentation agronomique sur les performances de l’OAD, les auteurs montrent que le dispositif permettrait d’atteindre une baisse moyenne des fongicides en France de l’ordre de 45%. Ces bons résultats sont notamment liés au fait que le dispositif n’attire pas tout particulièrement ceux qui ont déjà réduit leur usage des fongicides. D’après les calculs des chercheurs, environ un quart des viticulteurs sont déjà à de hauts niveaux de performance et ne pourraient pas réduire davantage leur usage des pesticides en utilisant l’OAD. Cette proportion n’étant pas différente dans le groupe qui déclare être intéressé par l’assurance que chez les autres, les auteurs de l’étude concluent qu’il n’y a pas d’effet d’aubaine. La réalisation de ce potentiel de réduction optimiste à l’échelle française dépendra de la capacité de l’OAD (développé en Nouvelle Aquitaine) à être aussi performant dans d’autres bassins viticoles où les conditions climatiques et sanitaires diffèrent.
Cette étude propose une application innovante du concept d’assurance du risque sanitaire, qui conditionne le versement d’une indemnisation à l’adoption de pratiques vertueuses si ces pratiques ont conduit à une perte de rendement. En identifiant les modalités rendant ces assurances plus attractives aux yeux des producteurs, ces résultats contribuent à identifier les leviers susceptibles de faire évoluer les pratiques en viticulture tout en garantissant des revenus aux exploitants.
Marianne Lefebvre, Yann Raineau, Pauline Pedehour et Cécile Aubert