Qu’est-ce que l’éducation à la citoyenneté mondiale ?
Publié par Nantes Université, le 13 novembre 2024 13
Article écrit par Lucy Bell, ATER, et Sébastien Urbanski, professeur des universités, au CREN (Centre de Recherche en Éducation de Nantes) de Nantes Université.
Sur la photo, de gauche à droite et de haut en bas : Université hébraïque de Jérusalem (Israël), Université Libre de Bruxelles (Belgique), Université de Weingarten (Allemagne), Université Temple de Philadelphie (USA), Nantes Université (France).
En 2012, le secrétaire général des Nations unies Ban Ki-Moon a lancé l'initiative Education for All (Education pour tous) avec trois objectifs : 1) Faire en sorte que tous les enfants du monde aillent à l'école ; 2) Améliorer la qualité de l'apprentissage ; 3) Développer la citoyenneté mondiale. Cependant, il s'agit d'un cadre dont le contenu doit encore être clarifié : « le concept de citoyenneté mondiale est soumis à des forces polarisantes, des intérêts divers et divergents, des idéologies et, par voie de conséquence, à des contestations » (Torres, 2015, p.10). Comment envisager cette éducation à la citoyenneté mondiale en évitant le « consensus dissolvant » propre à nombre d’initiatives politiques de grande ampleur (Rosanvallon, 2006) ? Pour y voir plus clair et dénouer les contradictions potentielles de cet idéal cosmopolite, il faut explorer d’abord, dans la première section de cet article, ses tensions historiques autour du Bureau international de l'éducation (BIE), dans l'entre-deux-guerres, en lien avec la Société des Nations (SDN), devenue les Nations Unies. Les acteurs de cette séquence de l'Histoire étaient plus ou moins conscients de problèmes sous-jacents qui renvoient également à des tensions conceptuelles. Nous les explorons dans un second temps, afin de donner une idée du vaste chantier indissociablement scientifique, politique et éducatif ouvert ainsi devant nous.
1)Tensions historiques
Le BIE a d'abord été un bureau technique dédié à l'éducation en 1925, avant d'être pleinement intégré à l'UNESCO en 1969. Cette origine historique est chargée de tensions dès le début. En effet la neutralité de la Suisse, où le BIE a été établi, était initialement bénéfique puisque la paix pouvait signifier « ne pas prendre parti ». Toutefois cette neutralité s'est révélée être un obstacle à la paix et à la démocratie dans la mesure où les compromis ont engendré des relations (trop) étroites avec des régimes autoritaires voire totalitaires (Italie fasciste, Allemagne nazie). La neutralité s'est retournée ainsi cruellement contre les promoteurs de la global citizenship education (éducation à la citoyenneté globale) et même le lieu d’exercice du BIE, la Suisse, fut remis en question.
Cependant, les idéaux portés n'ont pas été affaiblis. L’éducation démocratique, humanitaire et non-belliqueuse garde tout son sens à une époque où de grandes nations puissantes comme la France, pourtant si proche de la Suisse, se proclament du côté des vainqueurs et imposent des normes discriminatoires notamment dans les colonies. En cela, l’internationalisme du BIE anticipe la future UNESCO, organisme des Nations Unies dédié à la science, à la culture, et bien sûr à l’éducation. Plus encore, en tant que centre intergouvernemental d’éducation comparée, le BIE devient l’une des agences cardinales de l’UNESCO en 1952 et intègre cet organisme des Nations Unies en 1969 (Hoffstetter & Schneuwly, 2022).
L’enjeu politique mais aussi conceptuel est de taille : comment affermir l’esprit internationaliste et pacifiste sans freiner l’enracinement de l’éducation dans des nations particulières ? Comment prétendre, par ailleurs, mener une approche strictement scientifique alors que le BIE a été formé par des partisans de l’éducation nouvelle qui valorise la créativité des enfants, leur spontanéité et leur curiosité (au service de leur « développement naturel ») ?
La figure du psychologue suisse Jean Piaget, longtemps directeur du BIE, est utile pour concilier les prétentions scientifiques sur la psychologie humaine et les méthodes pédagogiques dites nouvelles. Les grandes enquêtes comparatives du BIE permettent par ailleurs de fournir une documentation assez objective des systèmes éducatifs nationaux. Toutefois, l’internationalisme éducatif à connotations psychologiques peut aussi être « mystifiant » et d’une « stupéfiante naïveté » (Hofstetter & Schneuwly 2022, p. 552) lorsque s’exacerbent les nationalismes et les grandes coupures géopolitiques. Celles-ci sont :
- l’internationalisme prolétarien du XXème siècle opposé au cosmopolitisme civilisateur;
- le clivage entre les démocraties libérales et les grands nations autoritaires émergentes, de la Russie à l’Iran en passant par la Chine;
- les positionnements des États au plan mondial à propos du conflit entre la Russie et l’Ukraine rejouant dans une certaine mesure l’opposition Est-Ouest;
- le conflit actuel entre Israël et Palestine, Liban, Iran.
Parfois aussi, l’internationalisme éducatif et sa pédagogie engendrent des thèses convenues et une langue de bois confortable. Qui pourrait être opposé à l’idée généreuse selon laquelle « dans l’éducation se joue l’avenir de l’humanité » ou en désaccord avec le fait qu’il serait bien que « la jeunesse prenne conscience de ses responsabilités citoyennes » ? Au fond, l’internationalisme éducatif est accompagné d’une géographie mentale prenant sa source dans une synthèse hybride entre données empiriques, géopolitique liée aux gouvernements impliqués dans le BIE puis l’UNESCO, et pédagogie réformiste dite « nouvelle » autour de l’activité, de la créativité et de la coopération entre enfants à l’échelle de la classe, prélude à la coopération entre humains à l’échelle mondiale.
Il importe d’admettre ces contradictions et c’est ce que fait l’UNESCO aujourd’hui, à propos de la notion de citoyenneté mondiale : « les concepts de citoyenneté mondiale et d’éducation à la citoyenneté mondiale génèrent actuellement un certain nombre de tensions » (UNESCO 2015, p. 11). En faisant officiellement de la citoyenneté mondiale l’un de ses principaux objectifs en matière d’éducation, l’UNESCO reconnaît, par la voix de son sous-directeur général pour l’éducation, qu’il n’existe pas « de consensus sur le sens donné à la citoyenneté mondiale » (Tang, 2015, p. 5).
2) Enjeux conceptuels
De par leur fonction de compromis et de diplomatie, les organismes internationaux ont tendance à se rabattre sur un dénominateur commun qui a l’avantage d’être rassembleur mais n’en demeure pas moins flou. Or le flou est inapte à résoudre certaines tensions récurrentes. La global citizenship education serait ainsi un cadre favorisant « les connaissances, les compétences, les valeurs et les comportements dont les apprenants ont besoin pour assurer l’émergence d’un monde plus juste, plus pacifique, plus tolérant, plus inclusif, plus sûr et plus durable ». Elle inviterait à poser « un regard nouveau sur l’éducation comme un facteur de compréhension et de résolution des problèmes mondiaux d’ordre social, politique, culturel, économique et environnemental », au moyen de valeurs et de compétences qui « facilitent la coopération internationale et encouragent le changement social ». Parmi celles-ci figurent des « aptitudes en matière de communication pour créer des réseaux et interagir avec des personnes de différents milieux, origines, cultures et points de vue” (UNESCO, 2015, p. 10-11). Ces éléments sont à la fois mobilisateurs et troublants.
Mobilisateurs car nous percevons la continuité, cohérente et cumulative, avec les initiatives du BIE comme matrice de l’internationalisme éducatif. L’horizon esquissé est ainsi ancré solidement dans l’histoire des nations démocratiques et des mouvements intellectuels et associatifs ayant donné corps, dans une certaine mesure, à des organismes internationaux actuels : la SDN et le BIE comme précurseurs de l’ONU et de l’UNESCO. Et l’insistance sur les aptitudes en matière de communication et de construction de réseaux prend un sens particulier dans notre recherche intitulée GlobalSense, portée par Nantes Université et soutenue par la Région Pays de la Loire (Trajectoire Europe), puisque les interactions en ligne (visioconférences) et sur sites (déplacements) y prennent une part importante. Mais les éléments de définition évoqués ci-dessus sont aussi troublants car il s’agit, au fond, de prôner une éducation dont les promoteurs admettent en général le caractère indéfini.
En effet l’UNESCO reste le lieu de tensions importantes et les pays représentés dans GlobalSense les illustrent d’ailleurs en partie. Les États-Unis ont quitté l’organisation en 1984, pour protester contre le New World Information and Communication Order (Nouvel ordre mondial de l'information et de la communication) qui visait à réguler en ces termes l’accès à une information de qualité dans le monde : « Inclure la communication comme droit fondamental, réduire les déséquilibres dans les nouvelles structures de communication, et renforcer une stratégie globale pour la communication tout en respectant les identités culturelles et les droits individuels » (notre traduction). Puis, sous l’impulsion de la France et du Canada, l’UNESCO a travaillé à la défense de la diversité culturelle dans le monde, dans le but de réagir aux risques d’uniformisation culturelle liés à la mondialisation. Conséquemment en 2005 la Conférence générale soumit à l’approbation des États membres un projet de Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles : « Il fut adopté quasiment à l’unanimité, seuls deux États, les États-Unis et Israël, ayant voté contre » (Maurel 2009, p. 137). Or ces deux États sont représentés dans GlobalSense et ne font plus partie de l’UNESCO, jugé excessivement multilatéraliste.
En fait, la plus-value de l’UNESCO réside moins dans sa capacité à résoudre des débats qui traversent les sociétés que dans sa contribution à créer des rencontres entre membres de pays riches et de pays pauvres. En effet, l’organisation peut offrir une aide financière bienvenue pour « dynamiser les échanges entre les divers pays du monde et à encourager le partage des connaissances afin de résorber le fossé entre pays développés et pays pauvres”. (Maurel 2009, p. 133). Nous devons admettre qu’au contraire, la recherche GlobalSense ne concerne que des pays riches. Ce qui ne nous empêche pas, une fois que nous en sommes conscients, de travailler sur des enjeux importants en matière d’éducation à la citoyenneté. Ils concernent notamment, en termes pédagogiques, le décentrement défini comme une « démarche progressive qui cherche à décentrer l’attention portée par les apprenants à leurs réalités locales pour leur donner un aperçu d’autres réalités et possibilités » (UNESCO 2015, p. 21). D’où les débats, dont GlobalSense restitue la teneur, à propos de la notion même de citoyenneté mondiale, accusée tantôt d’abstraction naïve, tantôt de néo-libéralisme, tantôt d’incohérence, dans la continuité des tensions fructueuses dans lesquelles baignaient déjà les membres du BIE depuis 1925. En mettant sur le métier ces tensions voire ces contradictions, nous nous plaçons dans la lignée d’un internationalisme éducatif auquel nous voulons contribuer d'une façon renouvelée.