Mon smartphone pour faire des cartes de bruit ?
Publié par Judicaël Picaut, le 20 décembre 2023 1k
Utiliser un smartphone comme un sonomètre
Le smartphone est un appareil à tout faire, bien au-delà de sa simple fonction de téléphone. Par exemple, depuis 2017, l'Université Gustave Eiffel, en collaboration avec le CNRS, a proposé une application Open Source Android (NoiseCapture), pour aider les citoyens à évaluer leur environnement sonore extérieur et pour contribuer à l'élaboration des cartes de bruit dans une approche participative.
L’idée générale, illustrée à la figure 1, est de pouvoir associer une mesure acoustique (par exemple un niveau sonore), à une position GPS ; en parcourant une zone géographique donnée, il est alors possible de collecter de nombreuses mesures acoustiques géo-localisées, et ainsi de construire des cartes de bruit (figure 2).
Figure 1 : Principe d'une mesure avec l'application NoiseCapture. Un utilisateur déclenche une mesure sur son smartphone et se déplace le long d'un trajet (track) depuis un point de départ (Starting point) jusqu'un point final (End point). À chaque seconde (point noir), l'application réalise une mesure acoustique et collecte plusieurs informations (géo-localisation, vitesse, date/heure de la mesure...). Les valeurs mesurées sont ensuite moyennées dans des zones hexagonales pour construire une carte de bruit. L'utilisateur a également la possibilité de produire des informations complémentaires, comme sa propre perception de l'environnement sonore (agrément sonore ou pleasantness) ou la présence de sources sonores à l'aide de tags. Les données collectées sont anonymes ; les informations sont recueillies dans le respect de la vie privée des utilisateurs.
Cette application a connu beaucoup de succès dans différentes communautés, auprès des scientifiques pour leur propre activité de recherche, seuls ou avec des citoyens (recherche en sciences participatives), auprès des enseignants et des étudiants dans le cadre de l'enseignement à l'acoustique ou d'une sensibilisation aux nuisances sonores, auprès des collectivités pour la production de cartes de bruit, auprès d’acousticiens dans des bureaux d’étude en utilisant l’application comme un sonomètre de poche...
Figure 2 : Illustration d'un jeu de mesure collecté par l'application NoiseCapture sur un quartier de la Ville de Lyon. En haut : chaque point noir représente la localisation d'un point de mesure acoustique (moyenne sur une durée de 1 seconde). En bas : carte de bruit produite en moyennant les données mesurées à l'intérieure de zones hexagonales.
Si nous comparons les caractéristiques techniques d'un smartphone à celles d'un appareil professionnel, tel qu'un sonomètre, nous pouvons toutefois nous demander si les mesures réalisées avec un smartphone sont de qualité suffisante pour répondre aux besoins pour lesquels cette application est utilisée. Certains chercheurs dans le monde ont donc comparé une mesure réalisée avec un smartphone avec celle issue d'appareils professionnels en laboratoire (une mesure de référence). Les résultats sont globalement positifs, montrant que la qualité de la donnée produite avec un smartphone n'est pas si éloignée d'une mesure de référence. Néanmoins, il faut aussi prendre en compte plusieurs facteurs : la qualité du smartphone, le type de système d'exploitation (Android ou iOS), la qualité des algorithmes développés dans les applications smartphone... Au final, la variabilité des smartphones et des applications de mesure acoustique fait que la même application sur deux smartphones différents, ou que deux applications différentes sur le même smartphone donnent des résultats différents. En particulier, ces études soulèvent la nécessité de réaliser un étalonnage acoustique, ce qui n'est jamais réalisé en pratique (un étalonnage d’un instrument de mesure permet de s’assurer que la mesure réalisée avec cet équipement est fiable). Il faut aussi prendre en compte le protocole de mesure suivi par les utilisateurs, qui ne sont, en général, par des experts de la mesure acoustique.
La mesure acoustique avec un smartphone est-elle de qualité suffisante?
C’est à cette question que nous avons tenté de répondre dans le cadre de la thèse de doctorat de M. Ayoub Boumchich, au sein de l'UMR Acoustique Environnementale (Université Gustave Eiffel, Cerema), soutenue le 19 octobre 2023. L’enjeu de ce travail de thèse était en particulier d’évaluer la qualité des données acoustiques produites avec un smartphone, en exploitant la base considérable produite avec l’application NoiseCapture : 6 ans d’activité, soit plus 100 000 contributeurs, près de 500 000 parcours sonores - 1 parcours correspond à plusieurs mesures acoustiques de 1 seconde, soit environ l’équivalent de 1400 jours de mesure en continu dans le monde entier (plus de 200 pays).
Les travaux de thèse se sont placés dans une approche « Sciences de la donnée », cherchant à qualifier la donnée finale directement, et non le dispositif de mesure. Dans un premier temps, et comme attendu, l’analyse de la base de données NoiseCapture a montré une très grande variabilité de la qualité de la donnée pour de nombreuses raisons : absence d’étalonnage des smartphones, mauvaise application du protocole de mesure, imprécisions sur la géo-localisation, mesures réalisées dans des véhicules de transport ou dans des bâtiments, valeurs mesurées aberrantes, voire même des données produites de manière malveillante ! Finalement, une faible proportion de la base semble exploitable directement sans traitement. Partant de cette analyse, les travaux de thèse se sont concentrés sur le développement de méthodes, notamment de type machine learning, afin de nettoyer et de corriger la base de données, et d’identifier les anomalies. Les illustrations à la figure 3 montrent par exemple que des points de mesure mal-géolocalisés peuvent être replacés à leur position attendues.
Figure 3 : Illustration d'un problème de géo-localisation de points de mesure. En haut : positions originales des points de mesure ; certaines mesures (points rouges dans la rivière) sont localisées hors de la "trace naturelle" de l'ensemble de la mesure (points bleus). En bas : après correction, les points de mesure en rouge sont repositionnés dans la trace bleue.
L'analyse de données, pour ensuite les corriger : clustering, blind calibration, data cleaning...
Les travaux de thèse ont notamment permis de développer deux approches, l’une permettant de retrouver dans l’ensemble des données produites, des données qui peuvent être assimilées à des données de référence (méthode de clustering), et l’autre permettant d’étalonner a posteriori l’ensemble des données acoustiques (sans étalonner directement le smartphone) par une méthode dite d’étalonnage à l’aveugle (blind calibration). Cette dernière méthode, basée sur le principe des Rendez-vous, prend comme hypothèse que si plusieurs smartphones sont utilisés par des utilisateurs différents pour mesurer le même environnement sonore, au même endroit et au même moment, alors la mesure acoustique devrait être la même pour l’ensemble des smartphones utilisés. Il est alors possible de trouver la correction acoustique à apporter sur chacun des smartphones pour que tous donnent la même valeur.
Figure 4 : Différence entre la carte de bruit "originale" et la carte de bruit après traitement, pour la Ville de Rezé (44). Dans certaines zones, les corrections peuvent atteindre 10 dB en plus ou en moins par rapport aux mesures originales (non-traitées).
Au final, l’ensemble des approches développées dans le cadre de cette thèse a été appliqué sur un jeu de données produites dans le cadre du projet de recherche en Sciences participatives SONOREZE (projet ANR), au sein de la ville de Rezé (44), afin de produire une carte de bruit "corrigée". La comparaison des cartes avant et après correction (figure 4) montre bien l’apport de cette approche, en identifiant par exemple des zones géographiques où les mesures acoustiques initiales semblent parfois sous ou sur-estimées avec des écarts qui peuvent atteindre 10 dB (perceptivement, un écart de 10 dB correspond à une différence de perception d'un facteur 2 sur les niveaux sonores).
Ces travaux de thèse ont également soulevé des perspectives intéressantes pour améliorer l’application NoiseCapture, pour une prochaine version, afin de produire des données de meilleure qualité et de collecter des informations de contexte (identification automatique des sources sonores, smartphone tenu à la main ou dans la poche, nature du déplacement (à pied, en voiture...).
Remerciements :
Le contenu de cet article est issu des travaux de thèse de M. Ayoub Boumchich, soutenue le 19 octobre 2023. « A Smartphone-Based Crowd-Sourced Database for Environmental Noise Assessment: from data quality assessment to the production of relevant noise maps ». Thèse de doctorat, Université Gustave Eiffel, Nantes, France: Le Mans Université. https://www.theses.fr/s246673. Direction de thèse : Judicaël Picaut (Université Gustave Eiffel) et Erwan Bocher (CNRS). Thèse co-financée par la Région des Pays de La Loire (arrêté 2020_10361 en date du 25/09/2020).
NoiseCapture est lauréat du prix "Espoir de la catégorie Communauté", remis par le ministère de l'Enseignement supérieur de la Recherche, à l'occasion du prix "Science ouverte" du logiciel libre de la recherche 2023.
Les illustrations présentées dans cet article sont issues des travaux de thèse et du projet NoiseCapture.
Pour aller plus loin :
- Présentation de l'application NoiseCapture : https://noise-planet.org/noisecapture.html
- Cartes de bruit NoiseCapture : https://noise-planet.org/map_noisecapture/
- Projet de recherche en Sciences Participatives (SONOREZE II) : https://sonoreze.fr/
- Picaut, Judicaël, Ayoub Boumchich, Erwan Bocher, Nicolas Fortin, Gwendall Petit, et Pierre Aumond. 2021. « A Smartphone-Based Crowd-Sourced Database for Environmental Noise Assessment ». International Journal of Environmental Research and Public Health 18 (15): 7777. https://doi.org/10.3390/ijerph18157777
- Boumchich, Ayoub, Judicaël Picaut, et Erwan Bocher. 2022. « Using a Clustering Method to Detect Spatial Events in a Smartphone-Based Crowd-Sourced Database for Environmental Noise Assessment ». Sensors, no 22 (janvier): 8832. https://doi.org/10.3390/s22228832
- Guillaume, Gwenaël, Pierre Aumond, Erwan Bocher, Arnaud Can, David Ecotière, Nicolas Fortin, Cédric Foy, Benoit Gauvreau, Gwendall Petit, et Judicaël Picaut. 2022. « NoiseCapture smartphone application as pedagogical support for education and public awareness ». The Journal of the Acoustical Society of America 151 (5): 3255‑65. https://doi.org/10.1121/10.0010531