Le réemploi des navires dans l’architecture des sociétés littorales à la fin du Moyen Âge et à l’époque moderne

Publié par Nantes Université, le 19 juin 2024   160

Réemployer consiste à réutiliser un élément en lui donnant un nouvel usage. Dans des contextes géographiques dépourvus de certaines ressources, tels que dans les îles où le bois est rare, ou encore dans les régions calcaires où la pierre à bâtir peut manquer, le réemploi du navire et de ses composants devient une aubaine pour les populations pour se fournir en matériaux.


Tous les éléments architecturaux du navire, sa structure, son gréement, son accastillage et son mobilier provenant des navires naufragés ou démantelés sont récupérés ou achetés de façon opportuniste par les populations littorales et insulaires du XVIe au XIXe siècle puis réemployés dans l’architecture privée et publique. Cette pratique du réemploi des navires se présente ensuite sous plusieurs formes.

Il peut s’agir de mâts servant de poteaux, de bordés réemployés en pannes dans les charpentes, de membrures placées en linteaux de porte. Un bordé est une planche formant le revêtement extérieur d’une coque. Les membrures sont les pièces de base de la charpente transversale du navire. Elles sont reliées à la quille et soutiennent le pont du navire. Parfois, les canons sont également réemployés en tant que bittes d’amarrage sur les ports et les cloches de navires sont réutilisées dans les clochers d’églises. Il peut également s’agir de pierres de lest employées dans le parement de la maçonnerie des murs ou pour combler des chemins vicinaux. Le lest est une matière pesante qui est chargée à bord d’un navire pour en assurer la stabilité et améliorer la manœuvrabilité pendant un voyage en mer. Il représente une importante quantité de matériaux dont les navires se débarrassent en arrivant dans un port pour charger des marchandises. Il constitue ainsi une ressource que les populations vont utiliser.

Le réemploi des épaves comme source de renseignement de notre passé maritime

L’étude du réemploi des éléments du navire permet de contribuer à un renouvellement des connaissances sur les rapports qu’entretiennent les sociétés du littoral atlantique avec leur environnement. Il s’agit de s’intéresser à la manière dont les matériaux sont récupérés sur les épaves, et au marché parallèle dans lequel ils s’insèrent ensuite afin de se procurer ses différentes ressources.

Il s’agit également d’identifier, quand cela est possible, la pièce du navire qui est réemployée et la façon dont elle est réintroduite dans l’architecture des habitats et des infrastructures. L’intérêt est de comprendre la façon dont est valorisé le patrimoine maritime par le biais de la pratique du réemploi des navires. L’étude du lest apporte des informations sur les zones portuaires privilégiées pour le commerce maritime et sur la gestion et l’entretien des ports et suite au délestage.

L’identification d’éléments d’épaves réemployés

Les sources écrites, telles que les archives, les ouvrages ou la littérature scientifique apportent des renseignements sur le réemploi des épaves, mais l’approche la plus importante est l’enquête archéologique sur le terrain couplée à un travail d’enquête orale. De nombreuses associations historiques et des particuliers passionnés d’histoire attachés à leur territoire transmettent des indications précieuses sur la pratique du réemploi ainsi que sur les lieux susceptibles d’en recenser. L’enquête de terrain est ensuite primordiale pour appréhender les indices matériels de réemploi encore perceptibles dans l’espace public ou privé.

Membrure de navire réemployée en linteau de porte, La Flotte, île de Ré, Charente-Maritime. Des gournables sont encore en place sur la pièce (cliché : P. Dupont).

L’identification du bois d’épave réemployé demande des connaissances en architecture navale afin de déceler les éléments de navires réintégrés à l’architecture. Le réemploi du bois peut être constaté par la forme particulière de la pièce, son assemblage avec des gournables (chevilles en bois) disposées en quinconce et tout ce qui n’a pas de rapport avec sa fonction actuelle et sa mise en œuvre au sein de l’architecture d’un bâtiment ou d’un aménagement. Des traces d’usures, des différences de couleur ou des traces de décors renvoyant à leur ancienne vie maritime rendent également possible leur identification.

Pierres de lest réemployées dans le parement d’un mur de clôture, rue du Bon Repos, Saint-Gilles-Croix-de-Vie, Vendée (cliché : P. Dupont).

Pour identifier les pierres de lest, il est nécessaire d’être familiarisé avec le faciès géologique local, ce qui va permettre de déterminer la nature des matériaux usuels dans les constructions. Il faut ensuite inspecter le parement des murs pour rechercher des pierres dont la nature semble exogène au territoire. La forme ronde de certaines pierres de lest est également un indice supplémentaire, car ce ne sont pas des formes privilégiées dans les constructions.

La pratique du réemploi des épaves constitue ainsi une forme de recyclage des navires qu’il est important d’étudier. Avec les transformations des territoires et les multiples réaménagements des habitats, les pièces de navires sont parfois retirées au cours de ces travaux. Il est alors important de faire connaître ce patrimoine maritime pour l’inventorier et ainsi le préserver ou à minima, pour garder une trace de son existence. Les sources orales et l’enquête de terrain archéologique sont donc primordiales pour enregistrer les éléments de navires réemployés. Bien que la pratique du réemploi du navire et de ses composants ait évolué en même temps que l’architecture des bateaux, celle-ci ne s’est pas arrêtée au XIXe siècle, mais perdure aujourd’hui sous de nouvelles formes.


Article écrit par Pauline Dupont, doctorante en archéologie à Nantes (UMR 6566 CReAAH-LARA Nantes). Elle travaille sur l’archéologie du recyclage et le devenir des navires naufragés et démantelés dans les sociétés littorales de l’arc atlantique français du XVIe au début du XIXe siècle.