Domestication : Le cas du casoar
Publié par Revue ESPÈCES, le 5 décembre 2023 880
"Le casoar : […] si on le regarde d’un peu loin, cet oiseau paroit être couvert plutôt de poils que de plumes "
Mathurin Jacques Brisso
Ornithologie, ou Méthode contenant la division des oiseaux en ordres, sections, genres, espèces & leurs variétés, 1760
Auteur
Bruno Corbara, université de Clermont-Auvergne
Cet article est issu du numéro 50 d'Espèces - Décembre 2023 - Février 2024 avec l'aimable autorisation de l'auteur. Je m'abonne !
L’analyse de coquilles d’œufs de casoars retrouvées dans des sites paléolithiques de Nouvelle-Guinée suggère l’existence, à cette époque reculée, d’une forme de proto-domestication de ces géants inaptes au vol.
Tout au long de son histoire évolutive et culturelle, Homo sapiens a entretenu des relations diverses avec les autres espèces (particulièrement de mammifères et d’oiseaux) peuplant les différents écosystèmes qu’il a successivement occupés. Dans certaines circonstances, ces relations ont pris la tournure de ce mutualisme particulier qu’est la domestication. L’espèce dont la domestication aurait débuté le plus tôt est le chien, Canis lupus familiaris, désormais l’un des mammifères les plus (sinon le plus) intimement liés à -l’espèce humaine. On estime que les premières étapes du processus ayant conduit du loup gris aux diverses races de chiens contemporaines datent en effet du Paléolithique, il y a environ 30 000 ans. Pour ce qui concerne les oiseaux, les plus anciennes domestications seraient celles de l’oie, Anser anser, et de la poule, Gallus gallus domesticus. Selon certaines représentations artistiques, la domestication remonterait, pour l’oie, à l’Égypte et la Mésopotamie anciennes, vers 1 500 ans avant notre ère. Chez la poule, elle aurait débuté en Asie du Sud-Est il y a au moins 3 500 ans si l’on en croit les données archéologiques les moins contestables (voir dans ce dossier p. 62) : il n’est en effet pas toujours aisé de faire parler de petits os fragiles !
Cependant, il se pourrait que les humains aient su entretenir bien plus précocement, avec certains oiseaux, des relations pouvant être qualifiées de proto-domestication. C’est du moins ce que suggère un article paru en 2021 dans la prestigieuse revue américaine PNAS signé par Kristina Douglas, de la Pennsylvania State University, et ses collaborateurs, consacré à de singuliers oiseaux : les casoars (voir encadré).
Une cohabitation ancienne
Sur l’ile de Nouvelle-Guinée, trois espèces de casoars ont cohabité avec Homo sapiens pendant plus de 40 000 ans. Une situation exceptionnelle si l’on songe au sort des nombreux oiseaux géants qui, sur la planète, ont disparu avec l’arrivée des humains, qu’il s’agisse par exemple des oiseaux-éléphants de Madagascar ou des moas de Nouvelle-Zélande. Et pourtant, les casoars ont forcément été une ressource convoitée. C’est d’ailleurs toujours le cas chez certaines populations forestières papoues qui, de bien des façons, tirent bénéfice des casoars : elles consomment la viande et les œufs, collectent les plumes et conservent certains os pour des usages décoratifs ou rituels. Dans certains villages, les poussins de casoar sont élevés pour des échanges ou pour des sacrifices religieux. En dépit de leur dangerosité, des adultes sont également maintenus en captivité et échangés entre villages. On sait notamment que des casoars nains ont été transportés par le passé de l’ile de Nouvelle-Guinée à celle de Nouvelle-Bretagne, dans l’archipel des Bismarck.
Œufs volés et petits élevés en captivité
Mais que sait-on des relations plus anciennes entre casoars et populations humaines, depuis que ces dernières occupent la grande ile du Pacifique occidental ? Les travaux de Kristina Douglas et ses collaborateurs, qui ne portent que sur deux sites archéologiques situés au pied de deux abris sous roche, ne donnent sans doute qu’un infime aperçu de ce qu’elles ont pu être. Néanmoins, la richesse de ces sites en vestiges liés aux casoars s’est avérée instructive. Les deux abris sous roche, localisés dans la partie est de la Nouvelle-Guinée, ont été régulièrement occupés par des groupes humains qui s’approvisionnaient aux alentours. Les nombreux niveaux archéologiques qui ont pu être identifiés ont livré des fragments de coquilles d’œufs (et, de façon beaucoup plus exceptionnelle, quelques os) de casoar dont il est cependant difficile de préciser l’espèce. Ces restes s’inscrivent dans une séquence temporelle qui va de 17 500 à 6 700 ans avant le présent : ils témoignent donc d’évènements qui se sont déroulés pendant une partie du dernier maximum glaciaire jusqu’à la fin du Pléistocène (il y a 11 700 ans) et, plus proche de nous, au cours de la première partie de l’Holocène.
L’originalité du travail des chercheurs est qu’ils ont utilisé plusieurs approches pour “faire parler” le plus d’un millier de fragments de coquilles à leur disposition. En particulier, ils ont mis au point une technique permettant, en analysant la microstructure de la coquille, de savoir quel était le stade de développement de l’embryon quand l’œuf a été cassé. Ainsi, ils ont pu montrer que sur les différentes périodes d’occupation, une grande majorité des coquilles trouvées sur les deux sites appartenaient à des œufs collectés en toute fin de développement embryonnaire. Il en ressort que les collecteurs manifestaient une préférence nette pour des œufs contenant des embryons bien avancés, déjà munis de plumes. Par ailleurs, les coquilles correspondant à des œufs en tout début de développement embryonnaire, plus rares, sont généralement porteuses de traces de cuisson, surtout du côté externe, ce qui prouve qu’ils ont bien été cuits entiers et non brulés accidentellement déjà ouverts. À contrario, la majeure partie des œufs les plus avancés ne portent aucune trace de feu.
Les chercheurs en ont conclu que les œufs les moins avancés, contenant un “jaune” et un “blanc”, étaient cuits et consommés au campement et que la plupart des œufs les plus avancés y étaient ramenés dans l’attente de leur éclosion… nous ne saurons sans doute jamais avec certitude pour quels usages. Par analogie avec les pratiques toujours en vigueur dans certains villages de Nouvelle-Guinée, il n’est pas absurde de penser que les ancêtres lointains de leurs habitants actuels maintenaient aussi quelques casoars en captivité. Sans qu’il s’agisse d’une véritable domestication avec un contrôle total du cycle de vie de l’oiseau – comme dans le cas des élevages de poules ou d’oies –, de telles pratiques témoignent d’une gestion raisonnée d’une partie du cycle de vie des casoars.
Ces pratiques de “proto-domestication” donnent un aperçu de la façon dont les premiers habitants de la Nouvelle-Guinée ont su, pendant des milliers d’années, exploiter ces fascinants oiseaux géants sans les conduire à l’extinction. Avec d’autres travaux récents, elles suggèrent que l’histoire des domestications animales par Homo sapiens est sans doute beaucoup plus complexe et riche de scénarios plus ou moins aboutis, dont certains restent encore à découvrir.
* Empreinte : apprentissage qui a lieu pendant une période sensible (souvent précoce) de l’animal.
Pour en savoir plus
Douglass K. et al., 2021 – “Late Pleistocene/Early Holocene sites in the montane forests of New Guinea yield early record of cassowary hunting and egg harvesting”, PNAS, 118(40) (Doi : 10.1073/pnas.2100117118).
Healey C. J., 1985 – “Pigs, cassowaries, and the gift of the flesh : a symbolic triad in Maring cosmology”, Ethnology, 24, p. 153-165 (Doi : 10.2307/3773607).