La paléontologie au féminin : les pionnières du XIXe siècle
Publié par Revue ESPÈCES, le 15 juillet 2024 840
Image de couverture : Portrait de Mary Anning (1799-1847) avec son chien Tray et l’affleurement du Golden Cap à l’arrière-plan (Natural History Museum/CC).
Auteurs
Peggy Vincent, chargée de recherche CNRS, Centre de recherche en paléontologie, MNHN, Paris
Alex Lena, Dr en philosophie et histoire des sciences, Université Lyon 1
Nathalie Bardet, directrice de recherche au CNRS, Centre de recherche en paléontologie, MNHN, Paris.
Cet article est issu du numéro 45 d'Espèces - Juin - Août 2024 avec l'aimable autorisation de l'auteure. Je m'abonne !
Aristocrates érudites ou chasseuses de fossiles, elles ont fouillé, trié, dessiné, mais aussi parfois initié des hommes à leur passion sans toutefois laisser leur nom dans les publications. Hommage à toutes les femmes qui, dans l’ombre, ont posé les premières pierres d’une nouvelle science.
Tout comme les hommes, les femmes ont été attirées par la paléontologie en plein développement au début du XIXe siècle. Néanmoins, pour des raisons sociales évidentes, elles étaient bien moins nombreuses que les hommes et, si elles ont également participé à l’essor de cette science, c’est de manière plus discrète. À cela s’ajoute l’historiographie (la façon d’écrire l’histoire et d’en privilégier certains acteurs) de la géologie, qui n’a pas su donner aux femmes paléontologues la place qu’elles méritaient. C’est ainsi que l’on se souvient des noms des grands scientifiques masculins, mais moins de ceux des femmes qui ont œuvré de concert. Petit tour de piste (non exhaustif) de ces pionnières en paléontologie…
Le goût pour la science
Même si les hommes s’intéressent de longue date aux fossiles et que les balbutiements de la paléontologie remontent à la Renaissance, c’est entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle que cette discipline scientifique prend son essor. D’abord appelée oryctologie (étude de ce qui vient de la terre, des minéraux aux fossiles), puis, dès 1818, paléozoologie (étude des animaux fossiles), le terme de paléontologie (étude de la vie ancienne) lui est consacré définitivement en 1822 par le naturaliste Henri-Marie Ducrotay de Blainville. C’est à la jonction de ces deux siècles que les principes scientifiques et les méthodes s’inventent et que les musées fleurissent. En France, le creuset de la paléontologie est le nouvellement créé (1793) Muséum national d’histoire naturelle, à Paris, où vont œuvrer successivement d’illustres naturalistes tels que Lamarck et Cuvier et où la première chaire de paléontologie sera créée en 1853 pour d’Orbigny. Chacun de ces hommes établira, dans son domaine, les bases de cette discipline.
Au début du XIXe siècle, la paléontologie a le vent en poupe bien au-delà de la sphère scientifique ; elle fascine et devient à la mode. Pour se développer, elle a besoin de forces vives et les femmes ont le désir de participer à cette aventure naturaliste. Mais le rôle joué par les femmes à cette époque fut intimement lié à la place que les hommes ont bien voulu leur laisser et a été très variable selon les contextes socio-économiques des pays. Les premières femmes paléontologues avaient souvent un certain nombre de caractéristiques communes : elles étaient nées dans des familles influentes et aisées et dans leur entourage masculin se trouvaient des passionnés de géologie et de paléontologie. Cette position dans la société leur permettait de travailler bénévolement et sans statut. Beaucoup de ces pionnières ont effectué des travaux de terrain à la recherche de fossiles. À une époque où les femmes avaient beaucoup de difficultés à voyager seules (la bienséance ne les y autorisait pas), elles ont contourné la rigidité des usages en travaillant en équipe avec leur mari, père ou frère (telle Mary Horner Lyell) ou seules, mais localement, lorsqu’elles étaient protégées par leur statut social élevé qui était connu et respecté (telle Etheldred Benett).
Planche de salut des premières femmes paléontologues : l’amateurisme
Dans ce contexte, la Grande-Bretagne fait office de précurseur et la plupart des pionnières étaient de fait Anglaises. Contrairement à la France et à l’Allemagne, la professionnalisation des sciences géologiques est arrivée tardivement, ce qui peut expliquer la relative mais réelle participation des femmes aux travaux paléontologiques. De nombreuses publications sur la géologie, accessibles au grand public, ont vu le jour et suscité l’engouement populaire et les femmes aisées ont pu consacrer leur temps libre à la lecture de ces travaux. Quand elles y étaient autorisées, elles pouvaient assister aux conférences données dans certaines sociétés savantes telles la Royal Institution, à Londres, ou la British Association for the Advancement of Science qui, dès les années 1830, accueillirent les femmes en leur sein. Compte tenu de l’essor formidable de cette discipline, il était permis, par défaut, aux femmes de venir prêter main-forte aux géologues (bien souvent leurs frère, père ou mari) en tant qu’assistantes, secrétaires, collectionneuses, dessinatrices ou même géologues de terrain.
Ce fut, par exemple, le cas de Mary Horner Lyell (1808-1873), dont le père enseignait la géologie et qui épousa en 1832 Charles Lyell, l’un des principaux fondateurs de la géologie et de la stratigraphie. L’accompagnant sur le terrain à chaque fois que cela était possible, elle échantillonnait roches et fossiles et cataloguait les découvertes de terrain ; elle produisait également des panoramas géologiques (interprétations des paysages et des roches qui les composent).
Mary Morland Buckland (1797-1857), encouragée par son père dès son plus jeune âge à étudier la géologie, fut également initiée aux sciences par Christopher Pegge, professeur d’anatomie à Oxford. Elle illustra certains travaux de Cuvier avant d’épouser l’ecclésiastique et naturaliste William Buckland, en 1825. Elle illustra par la suite nombre des ouvrages de son mari, notamment sa publication de 1824 sur Megalosaurus, premier dinosaure nommé de l’histoire !
De même, Mary Woodhouse Mantell (1795-1869), femme du médecin et naturaliste Gideon Mantell, participa à la découverte des premiers restes d’Iguanodon, deuxième dinosaure nommé de l’histoire par son mari en 1825. Le nom fait référence à la ressemblance des dents fossiles – dont certaines auraient été trouvées par Mary Mantell – avec celles d’un iguane. Tout comme Mary Buckland, elle produisit également de nombreuses lithographies pour illustrer les ouvrages de son mari.
De l’autre côté de l’Atlantique, les femmes américaines ont su, tout comme les anglaises, se faire une petite place aux côtés des scientifiques masculins dès le début du XIXe siècle. Citons pour exemple Orra L. White Hitchcock (1796-1863), qui reçut une éducation poussée et devint enseignante en sciences exactes. Elle épousa en 1821 Edward Hitchcock, paléontologue pionnier dans l’étude des dinosaures. Elle illustra quelques-uns des articles de son mari dans les années 1820 et, en 1841, produisit les premières illustrations scientifiques de traces de pas de dinosaures.
Il est donc intéressant de souligner ici que, si les premières descriptions de dinosaures de l’histoire ont été faites par des hommes, leurs premières illustrations furent produites par des femmes.
Progrès des sciences mais relégation des femmes en France
La situation en France est extrêmement différente. Avant la Révolution de 1789, on trouvait des femmes érudites avec lesquelles les scientifiques échangeaient volontiers et qui étaient les bienvenues pour participer à diverses activités scientifiques. La Révolution, ne rimant pas avec sororité, a radicalement changé le statut des femmes : elles se sont trouvées largement exclues des rôles et activités publics. La loi interdisait aux femmes d’entrer à l’université de peur que leur influence “néfaste” ne perturbe la concentration des étudiants et du personnel masculin. De plus, au fil du XIXe siècle, les travaux en sciences géologiques furent menés principalement dans les grandes institutions professionnelles nationales qui disposaient de ressources importantes et n’avaient donc nul besoin de main-d’œuvre supplémentaire. La conséquence en a été l’exclusion quasi totale des femmes des activités géologiques. De ce fait, il y a très peu de femmes françaises qui ont laissé leur empreinte dans l’histoire de la paléontologie.
Citons tout de même les filles du célèbre anatomiste (et l’un des fondateurs de la paléontologie) Georges Cuvier : Clémentine Cuvier (1809-1827) et Sophie Duvaucel (1789-1867), dont les travaux, à l’ombre de leur père, furent pourtant de grande importance. Cuvier ne semble pas avoir fait de différence dans l’éducation qu’il donna à ses fils et filles. La famille vivait au Jardin des Plantes et tenait un salon, le samedi, auquel les scientifiques et les artistes les plus célèbres de l’époque étaient invités. Clémentine, fille naturelle de Cuvier, fut son aide naturaliste et assistante jusqu’à ce qu’elle décède, très jeune. Sophie, belle-fille de Cuvier (issue du premier mariage de sa femme), l’accompagnait à ses conférences et tenait le rôle de secrétaire, l’épaulant dans la rédaction de ses correspondances avec les scientifiques étrangers. Cuvier lui confia en partie le tri du matériel fossile et la réalisation des illustrations qui prendront place dans son Histoire naturelle des poissons. Après la mort de son père, Sophie se maria et ses activités en tant qu’aide-naturaliste au Jardin des Plantes prirent fin.
Paléontologues et autonomes
Les femmes autodidactes ne travaillant pas dans l’ombre de leur mari étaient plus rares. Charlotte Hugonin Murchison (1788-1869) peut être considérée comme l’une d’elles, car elle initia son mari, Roderick Impey Murchison rencontré en 1815, aux sciences naturelles avant qu’il ne devienne lui-même géologue. Le premier article qu’il publia et présenta à la Geological Society de Londres en 1825, fut le résultat d’un travail effectué avec Charlotte. Pourtant, elle ne le signa pas.
Les autodidactes les plus nombreuses se comptent parmi les découvreuses et collectionneuses de fossiles. Eliza Maria Gordon Cumming (1798-1842), collectionneuse écossaise, fournit nombre de scientifiques renommés en spécimens fossiles de qualité qu’elle avait découverts. Josephine Ettel Kablick (1787-1863), botaniste et paléontologue tchèque, collecta de nombreux spécimens qu’elle céda à des écoles, des musées et des universités. Les sœurs Philpot, Elizabeth, (1780-1857), Margaret (?-1845) et Mary (1777-1838), arrivées à Lyme Regis en 1805, purent collectionner à leur guise des fossiles et entrer en contact avec de nombreux géologues contemporains. Les trois sœurs ont prêté de nombreux spécimens de leurs collections afin qu’ils soient étudiés et décrits, ce qui permit à Louis Agassiz d’étoffer ses Recherches sur les poissons fossiles (1833-1844).
Mary Anning
Dans la liste des pionnières en paléontologie, la singularité de Mary Anning (1799-1847) saute aux yeux. Son histoire personnelle touchante (celle d’une enfant venant d’un milieu très modeste) vient probablement renforcer une notoriété acquise via la découverte de fabuleux fossiles de reptiles marins datant du Jurassique. C’est grâce à elle que furent décrits, entre autres, les premiers ichthyosaures et plésiosaures. Anning est une singularité dans le panorama dressé ici, car il s’agit d’une femme issue de la classe laborieuse pour qui la collecte de fossiles n’était pas une simple passion ni une distraction : elle vivait (difficilement) de la paléontologie ! D’instruction limitée, cette autodidacte profita sans aucun doute de l’expérience, du savoir, de l’entregent… et de la bibliothèque des sœurs Philpot avec qui elle partait régulièrement à la chasse aux “curiosités”. Enfin, Anning fut la seule femme du début du xixe à avoir laissé une empreinte si forte dans le monde de la paléontologie qu’elle résonne encore aujourd’hui aux oreilles de ceux qui ne sont pas spécialistes de cette science. Elle bénéficie, en effet, de l’historiographie la plus riche de la paléontologie féminine, ce qui peut sans nul doute s’expliquer par le fait que cette héroïne faisait parler d’elle en son temps (correspondances, articles de presse) et que son destin a marqué les esprits de son époque.
Laisser sa trace dans l’histoire
Lorsque les femmes purent participer aux travaux paléontologiques, elles en firent profiter les scientifiques comme l’ensemble de la société de leur époque mais rares furent celles qui publièrent leurs propres travaux, même si certaines réussirent ce tour de force. Etheldred Benett (1776-1845), probablement la première femme géologue, s’est mise à récolter des fossiles, influencée par son beau-frère, Aylmer Bourke Lambert, botaniste et antiquaire, collectionneur de fossiles et membre de la Geological Society de Londres. Elle se servait des fossiles pour corréler les formations géologiques dans lesquelles elle les trouvait, utilisant la méthode de William Smith, l’un des fondateurs de la stratigraphie moderne. Benett a documenté et publié, en 1831, la distribution stratigraphique et géographique des fossiles du Wiltshire et ses travaux ont été utilisés pour compiler la Geological Map of England & Wales de 1819.
Quant à Barbara Yelverton, marquise de Hastings (1810-1858), ses travaux furent présentés par un homme, mais en son nom, dès 1847, à la British Association for the Advancement of Science ; association dont elle devint le premier membre de sexe féminin en 1853 (voir dans Espèces n° 28 “La marquise, l’anatomiste et le crocodile”).
Une historiographie sélective
On ne peut pas dire que le travail des premières femmes paléontologues a été ignoré, mais il a le plus souvent servi à compléter et étoffer les travaux des hommes. Elles en ont parfois été gratifiées, comme ce fut le cas pour Mary Mantell, illustratrice officielle de l’ouvrage de son mari publié en 1822. Elles ont également pu être citées comme découvreuses (Agassiz le fit pour la collection Philpot), ou remerciées pour leur aide (Orra White le fut par son mari). Plus rarement, les auteurs ont dédié des noms de taxons en l’honneur de femmes dont voici quelques exemples : les poissons Cheirolepis cummingae et Eugnathus philpotia dédiés par Agassiz à Cumming et Elizabeth Philpot ou l’éponge Ventriculites benettiae dédiée par Mantell à Benett. Mais gratifications, remerciements et dédicaces n’étaient pas toujours d’usage et les travaux des femmes ainsi que leurs noms sont trop souvent tombés dans l’oubli.
Dès le milieu du XIXe siècle ont été produites la colossale Histoire des progrès de la géologie de 1834 à 1859 d’Étienne Desmier de Saint-Simon, Vicomte d’Archiac, puis la Geschichte der Geologie und Palaeontologie bis Ende des 19 Jahrhunderts de Karl von Zittel (en 1899). Les activités et les travaux de recherche menés par les femmes n’y sont jamais mentionnés si ce n’est ceux, dans l’ouvrage de Zittel, de Miss M. Ogilvie, stratigraphe, et de Mary Lyell, de manière anecdotique. Le manque d’informations concernant les travaux des femmes dans la littérature est tel que, pour certains pays, les femmes paléontologues ne semblent faire leur apparition que très tardivement, comme en Russie avec la paléomammalogiste Maria Pavlova (1854-1938), en Suède avec la paléobotaniste Astrid Cleve (1874-1968) ou en Allemagne avec Viktorine Helene Natalie von Grumbkow (1872-1942), connue pour ses travaux d’organisation et de documentation de fouilles paléontologiques. En France, il faudra attendre le tournant du XXe siècle et les travaux d’Henriette Delamarre de Monchaux, dite la comtesse Lecointre (1854-1911), sur les faluns de Touraine, ou les travaux conjoints de Pauline Œhlert (1854-1911) et de son mari, pour voir les femmes s’illustrer.
Aujourd’hui l’histoire des sciences est en pleine mutation. Elle ne s’intéresse plus uniquement aux succès scientifiques ni aux “héros” de la science. Les noms de femmes paléontologues sont donc exhumés et l’on s’intéresse à leur rôle, à leur manière de travailler et à la manière dont leurs travaux ont été reçus dans la sphère scientifique. Si ces noms peuvent être évoqués aujourd’hui c’est parce que, bien que peu ou pas mentionnés dans la littérature scientifique, ils apparaissent dans les correspondances personnelles que les passionnés s’échangeaient pour se tenir informés des nouvelles découvertes et avancées en paléontologie. S’appuyant sur cette documentation historique, Martina Kölbl-Ebert, de la Ludwig-Maximilians-University de Munich, œuvre actuellement à documenter, par exemple, les parcours et les travaux des paléontologues anglaises.
L’amateurisme en sciences, qui a tellement compté dans l’essor de nombreuses disciplines, devient également un sujet de recherche académique à part entière. Les “petites mains” – mais néanmoins grands esprits – de la recherche, trouveront donc sans nul doute leur place dans le récit de la paléontologie.
Références bibliographiques
Buffetaut E., 2018 – “La marquise, l’anatomiste et le crocodile”, Espèces, n° 28.
Kölbl-Ebert M., 2021 – Ladies with hammers. Exploring a social paradox in early nineteenth-century Britain, Geological Society, London, Special Publications, 506(1), p. 55.
Sharpe T., 2020 – The Fossil Woman: A Life of Mary Anning, The Dovecote Press, 272 p.