L’inégalité entre les sexes est-elle conforme à la nature ? Le point de vue de John Stuart Mill
Publié par Nantes Université, le 30 septembre 2022 3.9k
Dans l’Angleterre victorienne et patriarcale du XIXème siècle, le philosophe et parlementaire John Stuart Mill (1806-1873) et sa femme Hariett Taylor-Mill (1807-1858), par ailleurs co-autrice de ses œuvres, furent des pionniers du féminisme. Ils militèrent contre les violences conjugales, pour une réforme de la loi du mariage qui égaliserait le statut des époux, pour l’accès des femmes au vote et à des fonctions jusqu’ici réservées aux hommes. Dans « L’asservissement des femmes » publié en 1869, Mill s’attaque à l’idée selon laquelle la soumission des femmes est juste car conforme à leur nature. L’intérêt de son féminisme réside surtout dans les arguments mobilisés contre l’essentialisation des femmes, c’est-à-dire la prétention définir leur nature.
John Stuart Mill est un philosophe empiriste (théorie selon laquelle la connaissance dépend de l’expérience) et utilitariste (philosophie morale fondée sur la recherche du bonheur du plus grand nombre). Il est l’un des plus importants et influents penseurs britanniques du XIXème siècle. On a principalement retenu de lui sa défense de la liberté individuelle dans De la liberté 1859. Mais son œuvre très riche traite également d’épistémologie (théorie de la connaissance), du bonheur et de la morale, de l’évolution du statut de la religion dans les sociétés modernes, de la démocratie, de l’économie, des relations internationales, et du féminisme.
A une époque où l’abolition de l’esclavage ne faisait plus débat, où la société anglaise se démocratisait et se libéralisait peu à peu, la domination de la moitié du genre humain sur l’autre moitié apparaissait à Mill comme une anomalie criante. Le philosophe s’étonne du grand écart entre les grands principes de liberté et d’égalité officiellement affichés et la situation réelle des femmes. La vocation de mère et d’épouse des femmes restait la norme. Selon les mœurs dominantes, cette situation était conforme à « l’ordre de la nature ». Selon Mill au contraire, loin d’être juste, la domination des femmes a d’abord été historiquement le résultat d’un rapport de force illégitime, que les lois et l’éducation ont ensuite normalisé.
Un féminisme défendu au nom de l’utilité publique
Si l’égalité entre les sexes est nécessaire, c’est selon lui parce qu’elle contribue à maximiser le bonheur du plus grand nombre, principe de l’utilitarisme. D’abord, explique le philosophe, il n’est pas dans l’intérêt de la société de limiter le potentiel et la créativité d’une moitié de ses membres. Ensuite, l’utilitariste considère que l’égalité au sein de la famille est une forme d’éducation et de préparation à la justice sociale dans la sphère publique. Cette égalité sert aussi le bonheur conjugal, car il ne peut y avoir de réelle intimité et complicité dans une relation basée sur la crainte. L’égalité Femme/Homme n’est pas pour Mill un progrès social parmi d’autres, mais la clé d’autres progrès : « La régénération morale de l’humanité, écrit-il, ne commencera vraiment que lorsque la plus fondamentale des relations sociales sera soumise à une règle de justice et d’égalité et que les êtres humains apprendront à accorder leur sympathie la plus vive à une personne possédant les mêmes droits et la même culture. »
L’argumentation de Mill est originale : elle ne fait appel ni au libre arbitre, ni aux droits de l’homme. On pourrait penser que si les femmes n’ont pas à se soumettre aux hommes et à la nature, c’est parce qu’elles sont dotées de libre arbitre et donc responsables de ce qu’elles sont. Mais Mill se passe de cette notion, selon lui douteuse et discutable. Pour lui, le caractère et la conduite sont essentiellement l’effet des circonstances et de l’éducation. Prendre la parole, prendre des initiatives, s’affirmer dans l’espace public sont des comportements qui s’acquièrent. La liberté s’apprend et l’égalité n’est pas donnée mais à construire. D’ailleurs, Mill ne s’appuie pas non plus sur le principe issu de la révolution française selon lequel les êtres humains « naissent et demeurent libres et égaux en droit ». L’idée d’un droit attaché à la personne dès la naissance, est pour lui trop abstraite. Ces droits ne sont que des fictions tant qu’ils ne sont pas concrètement reconnus et garantis. La tâche du philosophe n’est pas de clamer vainement l’existence de droits mais de convaincre méthodiquement une société non acquise à sa cause que l’émancipation est d’utilité publique. Ses principaux arguments sont donc que 1° l’égalité est utile publiquement et 2° on ne peut connaître cette nature féminine à partir de laquelle certains croient pouvoir justifier la soumission.
« L’appel à la nature » : l’argument du conservatisme
Qu’il s’agisse de l’esclavage, de discrimination raciale, ou de la domination masculine, le moyen le plus fréquent de justifier une situation de domination a souvent été de la faire passer pour « naturelle ». Les religions monothéistes ont d’ailleurs pu servir à conforter cette vision des choses. Dieu aurait dès la création assigné des rôles différents à l’homme et la femme. L’inégalité et la complémentarité des rôles correspondrait au sage projet du créateur.
A l’époque de Mill, des arguments pseudo-scientifiques étaient également utilisés. La phrénologie (l’étude des rapports entre la conformation du crâne et des facultés intellectuelles) venait d’être inventée par Franz Joseph Gall. Certains philosophes comme Auguste Comte établissaient des parallèles douteux entre l’infériorité de la taille du crâne féminin et l’infériorité supposée de leur intelligence. Que l’on s’appuie sur la religion ou sur l’anatomie, il s’agit de faire apparaître la situation des femmes comme « conforme à leur nature » pour consolider le statu quo.
La déconstruction par Mill de « l’appel à la nature »
Cet argument fallacieux, connu et dénoncé aujourd’hui sous le nom « d’appel à la nature » pose plusieurs problèmes selon Mill. Premièrement, comme l’explique le philosophe dans l’essai intitulé De la nature (1874), ce n’est pas parce qu’une chose est naturelle qu’elle est juste. L’homme heureusement, ne se contente pas de ce que la nature lui donne. L’hygiène, la médecine, la technique, la discipline, la maîtrise de soi, et la civilisation en général, relèvent de l’artifice, non de la nature. D’autre part, si l’on entend par « nature » ce que l’artifice n’a pas modifié, la nature est aussi hostile que bénéfique à l’homme. Ainsi, « naturel » ne peut en aucun cas être synonyme de « juste ». Les hommes ne peuvent alors pas invoquer la nature pour justifier leurs conduites ou leurs lois. A part les lois physiques, comme celle de la gravitation, que personne ne peut évidemment choisir d’éviter, la nature ne nous prescrit ni nos valeurs ni notre rôle dans la société. Il devient absurde d’accuser l’émancipation féminine d’être « contre-nature ».
Deuxièmement, même à supposer qu’il existe une « nature féminine » (ensemble des caractéristiques universelles permettant de définir le caractère et le comportement des femmes), peut-on connaître cette nature, de manière complète et définitive ? Les caractéristiques anatomiques ne déterminent pas selon Mill les capacités intellectuelles. Ce point fit d’ailleurs l’objet d’une polémique épistolaire entre Mill et Comte. On ne peut non plus établir une liste de caractéristiques ou de comportements valables en tous lieux et à toute époque, pour définir la femme.
Dans L’asservissement des femmes, Mill explique que l’histoire peut difficilement nous renseigner à ce sujet. En effet, à quelques exceptions près, on ne connaît les femmes que dans un contexte de domination et de subordination. Or c’est justement ce déséquilibre dans les rapports entre hommes et femmes qui empêche les femmes de montrer ce dont elles sont capables, intellectuellement, artistiquement, politiquement. Mill n’est pas précurseur au point de distinguer sexe et genre. Il ne va pas non plus jusqu’à rejeter complètement l’idée d’une nature féminine. Mais il considère que la domination masculine retarde et voile la connaissance de celle-ci. Il est donc illégitime de fonder l’inégalité sur cette mystérieuse nature que l’on connaît trop peu et trop mal. Que sait-on vraiment du discernement politique des femmes tant que l’éducation les dissuade de s’intéresser à ces sujets, et que la société les cantonne à des œuvres de charité ? La nature de l’homme ou de la femme ne peuvent être des concepts figés et prédéfinis. En effet, de nombreuses capacités ne se révèlent que sous certaines circonstances, sociales, relationnelles et éducatives. Il se peut que le potentiel des femmes ne se dévoile jamais et reste endormi en l’absence de transformations sociales favorables.
L’empirisme contre l’essentialisation de la Femme
C’est ici que l’empirisme du philosophe est utile à son féminisme. La philosophie empiriste, initiée par John Locke à la fin du XVIIème siècle, s’est dès le départ inspirée des récents succès de la méthode expérimentale en science. L’empirisme est une théorie de la connaissance selon laquelle nos connaissances ne sont pas innées, mais ne peuvent dériver que de l’expérience. Pour un empiriste donc, la nature des choses et des personnes ne peut jamais être définie abstraitement, de manière purement théorique. On doit observer comment quelqu’un ou quelque chose réagit aux circonstances. Antérieurement à ces observations, on n’en connait presque rien. Par exemple, un chimiste ne connaîtra pas grand-chose de la nature de l’or ou du plomb s’il se contente de scruter ces métaux après les avoir isolés. Il doit les mettre en relation avec d’autres substances, les observer dans différents milieux et différentes circonstances, de manière à révéler progressivement les propriétés ou dispositions que l’on ne pouvait pas connaître apriori. Pour un empiriste, il faut donc être humble en matière de connaissance. On ne connaît pas la nature ultime des choses mais seulement ce qui se laisse observer, et cette connaissance est toujours incomplète et provisoire. Surtout, il est impossible de bien connaître quelque chose (y compris soi-même) sans faire varier les circonstances.
Ce raisonnement typiquement empiriste, Mill l’applique à la nature des êtres humains, donc aussi à la nature féminine, qu’on ne peut pas délimiter. Tant que les femmes ne sont pas émancipées, n’ont pas accès à la même instruction que les hommes, ne sont pas autorisées à participer à la vie politique, sont incitées à la discrétion et la réserve au sein du couple, on ne peut pas vraiment dire qu’on connaît leur nature. D’autant que les traits que l’on suppose spécifiquement « féminins » sont précisément ceux que les hommes ont cherché à cultiver : la sensibilité et l’émotion plutôt que l’initiative et la décision, l’art de la conversation agréable, la docilité et l’abnégation, la discrétion etc. Mill utilise une métaphore botanique pour l’illustrer : « Mais dans le cas des femmes, on a toujours cultivé en serre chaude certaines capacités de leur nature, dans l’intérêt ou pour le plaisir de leurs maîtres. »
Ceux qui oublient que ces traits de caractère sont le résultat de l’environnement social peuvent avoir l’illusion que l’expérience confirme leurs stéréotypes. D’autre part, l’asservissement devient d’autant plus difficile à déraciner que la plupart des femmes consentent à intérioriser ces modèles. Cela voile à elles-mêmes leurs propres potentialités, et contribue à adoucir le rapport de force, donc à le faire durer.
La domination historique des hommes a donc selon Mill artificiellement cultivé et favorisé certaines facultés féminines tout en inhibant d’autres potentialités. Les conservateurs nomment « nature de la femme » ce qui est en fait le produit de l’éducation patriarcale. Ils invoquent ensuite cette prétendue « nature » pour faire perdurer la domination. Les réformes qu’ils appellent « contre-nature » sont en fait ce qui est « inhabituel » pour eux, d’après leur expérience limitée et biaisée.
Néanmoins, même si les opinions de Mill étaient très subversives, minoritaires et radicales aux yeux de la plupart de ses contemporains, ses revendications peuvent sembler bien timides au vu des combats féministes d’aujourd’hui. Enfin, il faut reconnaître que lorsque Mill parle des femmes, il n’abandonne pas tous les stéréotypes. Le philosophe se montre très lucide sur l’influence du mode de vie et des occupations sur le développement de l’intelligence. Malgré cela, il prête aux femmes une intelligence plus « intuitive » qu’aux hommes, qui eux seraient plus enclins à l’analyse et l’abstraction. Et même s’il prône l’accès des femmes à des travaux et fonctions réservés aux hommes, il ne semble pas remettre en cause l’idée que le soin des enfants est d’abord une affaire maternelle. Même avec les meilleures intentions du monde, certains clichés peuvent avoir la vie dure. Mais ceux qui surnagent dans la pensée de Mill peuvent sans doute être critiqués à partir de ses propres arguments, c’est peut-être là l’essentiel.
Article écrit par Steven Le breton, professeur agrégé de philosophie et doctorant à Nantes Université. Il effectue ses recherches au sein du Centre Atlantique de Philosophie (CAPHI) et sa thèse, en cours de rédaction, s'intitule « Empirisme et sécularisation chez David Hume John Stuart Mill », sous la direction de Florent Guénard (École Normale Supérieure) et Pascal Taranto (Aix-Marseille Université), co-financée par Nantes Université et la Région des Pays de la Loire. |
Pour aller plus loin
Écrits d’Hariett Taylor et John Stuart Mill et la cause des femmes :
- MILL John Stuart, L’asservissement des femmes, préface de Sylvie Schweitzer, traduction et post face de Marie Françoise Cachin. Petite bibliothèque Payot, 2005.
- TAYLOR Hariett, « L’affranchissement des femmes », cet article de 1851, figure dans John Stuart Mill et Hariett Taylor, écrits sur l’égalité des sexes, éditions ENS Lyon, 2014.
Sur Mill et la cause des femmes :
- BENOIT Audrey : « The subjection of women, la révolution épistémologique de Mill », in Revue philosophique de la France et de l’étranger, 2020, tome 3 p. 353/ 368
- LEJEUNE Françoise : « Mill, un féministe sous influence », Publié in Ces Hommes qui épousèrent la cause des femmes, sous la direction de Martine Monacelli et Michel Prum, Paris, Éditions de l’Atelier, 2010.
- Une bonne et brève introduction à l’ensemble de l’œuvre de Mill : KNÜFER Aurélie : La philosophie de John Stuart Mill, Paris, Vrin, 2021