L’adaptation à la plongée : l’exemple de la baleine bleue

Publié par Revue ESPÈCES, le 27 octobre 2023   910

«Apprenez la Nature, vous y trouverez votre futur »

Léonard de Vinci

Auteur

Denis Allemand, directeur scientifique du Centre scientifique de Monaco 

Cet article est issu du numéro 36 d'Espèces - Juin-Août 2020 avec l'aimable autorisation de l'auteur. Je m'abonne !


L’écophysiologie, une branche de la physiologie qui étudie les réponses comportementales et physiologiques des organismes face à leur environnement, a besoin à la fois d’approches contrôlées en laboratoire et d’analyses dans le milieu naturel. Mais ces dernières restent rares, tant il est difficile d’étudier un organisme sans le perturber. C’est cependant le défi que vient de relever une équipe de chercheurs américains, pilotée par le Dr Jeremy Goldbogen d’Hopkins Marine Station (Stanford University) en enregistrant en continu, pour la première fois, l’électrocardiogramme du plus grand mammifère qui ait jamais existé, la baleine bleue (Balaenoptera musculus).

La baleine bleue, le plus grand animal vivant actuel, et vraisemblablement le plus grand ayant jamais vécu (illustration du professeur Maurizio Würtz/Artescienza.org)


Il n’est pas commun de faire un électrocardiogramme à un animal dont le poids peut atteindre les 170 tonnes et dont le cœur pèse à lui seul le poids d’une vache. C’est l’exploit réussi de l’équipe pilotée par Jeremy Goldbogen : après avoir fabriqué sur mesure un enregistreur d’électrocardiogramme, les chercheurs sont parvenus à le fixer sur une baleine bleue dans la baie de Monterey (Californie) à l’aide de ventouses, en s’aidant d’une perche maintenue à partir d’un bateau pneumatique. La baleine était un jeune mâle d’une quinzaine d’années, l’espérance de vie de ces animaux étant d’environ 80 ans. L’équipe a réussi à enregistrer un électrocardiogramme durant 8 h 30. Si des enregistrements avaient déjà été réalisés sur des petits mammifères marins ou sur des animaux en captivité, c’est la première fois que des chercheurs peuvent suivre le rythme cardiaque d’un mammifère de cette taille pendant une plongée en liberté.

L’animal étudié a été capable de réaliser des apnées jusqu’à seize minutes et trente secondes et d’atteindre une profondeur maximale de 184 m. Le temps d’émersion a varié de une à quatre minutes. Il est bien connu que, pour de nombreux organismes, l’homme y compris, la première réponse à la plongée est une forte diminution de la fréquence cardiaque (réflexe d’immersion). Ce réflexe permet d’économiser l’oxygène et de le rediriger vers des zones vitales comme le cerveau ou le cœur. Ainsi, la fréquence cardiaque du phoque passe de 140 à 20 battements par minute (bpm). Chez l’homme, les meilleurs apnéistes sont capables de descendre à des valeurs aussi basses que 6 bpm.

Le souffle du rorqual commun (cliché Michel Dagnino/Institut océanographique de Monaco).


Les études réalisées par le Dr Jeremy Goldbogen et ses collègues, publiées dans les Proceedings de l’Académie des sciences des États-Unis (PNAS) montrent des résultats étonnants : en effet, alors que le rythme cardiaque en surface de cette jeune baleine est de 30 bpm, il diminue de 80 % lors de la plongée, passant à des valeurs variant de 4 à 8 bpm et peut même ralentir jusqu’à des valeurs extrêmes de 2 bpm ! La fréquence cardiaque augmente à nouveau lors de la remontée pour dépasser les valeurs normales en arrivant à la surface (près de 40 bpm) : l’animal passe ainsi d’une extrême bradycardie à une tachycardie. Des valeurs de battements cardiaques aussi basses sont totalement surprenantes par rapport à la taille et donc à la forte demande énergétique de ces animaux. Ceci est d’autant plus vrai que la baleine bleue dépense beaucoup d’énergie pour se nourrir : elle doit en effet engloutir de larges quantités d’eau contenant sa nourriture préférée, le krill, des petites crevettes, qu’elle doit filtrer ensuite à travers ses fanons.

Cette extrême bradycardie fait partie des adaptations à la plongée de ces mammifères marins, avec d’autres, comme leur capacité à stocker l’oxygène dans leur sang et dans leurs muscles. En effet, les muscles des mammifères marins possèdent de fortes concentrations de myoglobine, une protéine musculaire de stockage de l’oxygène. Ceci devrait créer un problème d’agglutination des molécules, et donc d’augmentation de la viscosité, mais il n’en est rien, car la myoglobine des mammifères plongeurs a la particularité de posséder une charge électrique nette plus élevée, créant ainsi une répulsion entre les protéines : une autre adaptation originale de ces organismes.

L’étude des adaptations qui se sont manifestées au cours de l’évolution passée au sein des populations naturelles est riche en enseignements, non seulement dans le domaine de la zoologie, mais plus largement dans de nombreux autres domaines de la science, y compris dans le domaine médical. Dans son célèbre ouvrage Un éléphant dans un jeu de quilles, Robert Barbault écrivait « Inspirons-nous de la nature, cette infatigable pourvoyeuse d’innovations ». C’est ainsi, par exemple, qu’une meilleure connaissance de la physiologie cardiovasculaire des mammifères marins pourrait améliorer les techniques de greffes d’organes !

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Pour en savoir plus

Goldbogen J. A., Cade D. E. et al., 2019 − “Extreme bradycardia and tachycardia in the world’s largest animal”, PNAS USA, 116(50) 25329-25332 (doi : 10.1073/pnas.1914273116).

Mirceta S., Signore A. V. et al., 2013 − “Evolution of Mammalian Diving Capacity Traced by Myoglobin Net Surface Charge”, Science, 340(6138) (doi : 10.1126/science.1234192).