Analyse des conditions et des effets de la formation continue des enseignants dans des dispositifs de formation entre pairs dans l’académie de Nantes

Publié par Sylvie Grau, le 12 novembre 2024   23

Contexte de la recherche

Nos travaux ont consisté à accompagner et analyser le développement professionnel continu des enseignants au cours de dispositifs de formation entre pairs de type compagnonnage dans l’académie de Nantes. Né au sortir de la crise sanitaire liée à l’épidémie de COVID en 2020, ce projet avait pour ambition de comprendre les effets de formations dites « innovantes » en réponse à de nouveaux besoins des professionnels révélés par les conditions extraordinaires pendant la période de confinement. En particulier, les enseignants ont appris à développer de nouvelles compétences numériques, à collaborer, à questionner l’importance de la relation et la nature des tâches proposées aux élèves sur les temps d’enseignement en face à face. Par ailleurs, l’évaluation des apprentissages des élèves dans le système scolaire français en mathématiques atteste d’un niveau insuffisant et est marqué par une discrimination sociale et genrée dès les premières années du primaire (OECD, 2023). Ces évaluations remettent en cause les pratiques mais aussi la formation continue des enseignants. Suite aux préconisations du plan Villani Torossian (2018) et du rapport du CNESCO (Mons et al., 2021) différents dispositifs ont été mis en place nationalement. Il s’agit principalement du déploiement des formations en constellations au premier degré et des Labomaths au second degré.

Le dernier rapport sur la mise en place des EAFC (Ecoles Académiques de la Formation Continue) sorti en aout 2024 (Gasnier et al., 2024) note que l’académie de Nantes « encourage le développement de modalités de formations favorisant les échanges entre pairs et l’émergence de communautés apprenantes » (p.16). Les auteurs incitent à valoriser ces initiatives qui restent marginales sur le reste du territoire. L’académie de Nantes est donc pionnière dans le développement de formations dites plus « horizontales » et n’hésite pas à inciter la mise en place de dispositifs innovants dans ce domaine. En particulier le protocole des formations en mathématiques de type « constellation » privilégie sur le département de la Loire-Atlantique des visites entre pairs sur un mode adapté des Lesson Study (Masselin et al., 2023). Les Labomaths sont encouragés par une aide à l’élaboration et par la prise en charge des heures de suivi par un universitaire ou un formateur. Il est aussi à noter que l’académie est marquée par un fort engagement associatif et militant, amenant des enseignants à organiser par eux-mêmes des temps de formation sous la forme d’échanges de pratiques (journée de l’APMEP par exemple) ou sous forme de conférence-débat-ateliers (journées intersyndicales, weekend « Convergence(s) » ou conférences du CRAP Cahiers Pédagogiques).

Un accompagnement de dispositifs sur un temps long

C’est dans ce contexte dynamique que nous avons accompagné plusieurs dispositifs (3 constellations, 2 Labomaths, 1 groupe de recherche de l’IREM des Pays de la Loire et un groupe autogéré « compagnonnage »), sur des temps longs (de 6 mois à 3 ans) dans l’idée d’une recherche collaborative en ce sens que les chercheurs ne sont pas animateurs ou formateurs mais ils peuvent, à différents moments, partager avec les participants certains éléments de la recherche (des concepts issus de différents cadres théoriques, des résultats, des outils d’analyse, des situations à expérimenter). Tous les échanges ont été enregistrés, toutes les productions écrites ont été mutualisées sur des espaces numériques de partage. Des entretiens ont été mis en place pour affiner l’analyse. Nous prenons des notes lors des visites en classes et des temps en plénière. Nous cherchons par triangulation à identifier les principes qui organisent la pratique des enseignants : nous confrontons ce qui se passe en formation, à ce qu’en disent les participants et aux pratiques des enseignants. Dans le cadre de l’apprentissage par problématisation (Fabre, 2006; Grau, 2021; Le Bas, 2005; Le Bas et al., 2013), nous considérons la pratique des enseignants comme la réponse qu’ils apportent à des problèmes professionnels souvent inconscients. Nous cherchons donc, à travers les données, à reconstruire ces problèmes professionnels et à identifier les contraintes qui pèsent sur leur résolution. Nous faisons l’hypothèse que la pratique des enseignants est cohérente dans un registre explicatif et qu’il y a développement professionnel lorsque nous pouvons témoigner d’un changement de registre explicatif. Pour repérer ce changement, nous identifions le réseau de contraintes et la manière dont ces contraintes évoluent au cours de la formation.

D’une logique de socialisation à une logique d’apprentissage

Nous avons obtenu deux résultats importants. Le premier concerne le développement d’un regard didactique chez les enseignants et les conditions de ce développement. Lors des formations, deux logiques peuvent entrer en tension : une logique de socialisation et une logique d’apprentissage. Nos recherches montrent que la logique de socialisation est première pour chacun des dispositifs. Tous les formateurs, animateurs ou participants cherchent avant tout à ce que chacun se sente à l’aise, ose exprimer ses besoins, participe. L’enjeu est une paix sociale, une adhésion au dispositif, une bonne cohésion du groupe. Cela passe par des techniques de type « brise-glace », des temps informels, une installation dans un lieu choisi, confortable. Le petit nombre de participants (moins de 15) favorise une proximité, les participants sont en cercle, souvent le tableau ou le vidéoprojecteur ne sont pas utilisés, des documents photocopiés sont privilégiés. La parole est distribuée par l’animateur ou par des participants eux-mêmes. Des comptes-rendus sont rédigés par le formateur ou par des participants volontaires. Toutes ces formations ont en commun la définition collective d’objectifs et d’un échéancier. Elles visent l’expérimentation dans les classes de situations souvent issues de ressources apportées par un participant ou par l’animateur. Une analyse réflexive de ces expérimentations est prévue, il est donc primordial que les participants coopèrent, ce qui explique la prégnance de la logique de socialisation.

Des visites mutuelles sont au cœur du dispositif « compagnonnage » mais elles sont aussi présentes dans les constellations suivant un modèle adapté de Lesson Study (Masselin et al., 2023), elles sont plus rares en Labomaths et plus difficiles à mettre en œuvre au sein du groupe IREM du fait que les enseignants sont issus d’établissements plus éloignés. Ces visites supposent donc l’acceptation d’ouvrir sa classe au regard d’un collègue, ce qui n’est pas facile dans le système français du fait que les visites dans les classes sont majoritairement des visites évaluatives. Même dans le groupe « compagnonnage » certains participants reconnaissent avoir du mal à ouvrir leur porte. Ces visites mutuelles sont pourtant reconnues par tous comme ce qui est le plus formateur pour celui qui est visité. Lorsque le formateur est un conseiller pédagogique de la circonscription, il s’avère plus difficile de maintenir le travail sur l’objectif initial du fait que des questions professionnelles locales sont partagées et discutées. D’autres espaces seraient nécessaires pour débattre de ces questions mais comme ils n’existent pas, la formation donne l’occasion d’échanger des solutions, des outils et des ressentis sur les situations professionnelles vécues. Du côté des participants, la plupart des dispositifs sont basés sur le volontariat, les participants adhèrent donc de fait au dispositif. Quand ce n’est pas le cas, on peut remarquer une prédominance des activités de socialisation et une répartition moins équitable de la parole, donnant plus de place à ceux qui pourraient être des opposants. Au contraire, dans un groupe de volontaires, ceux qui sont moins engagés dans la formation se voient parfois écartés des échanges par ses pairs pour permettre l’avancée du travail. La plupart des participants cherche dans la formation l’occasion d’échanger avec d’autres collègues qui partagent les mêmes attentes et les mêmes valeurs. C’est parfois un lieu pour se ressourcer lorsque l’enseignant ne trouve pas dans son établissement des collègues avec qui travailler. Il peut même être le lieu d’une reconnaissance professionnelle nécessaire au maintien de l’enseignant dans le métier.

Du point de vue de la logique des apprentissages, les enseignants n’ont que très rarement un regard didactique sur les situations qu’ils expérimentent. Le problème professionnel majeur reste la question de l’organisation pédagogique (gérer l’hétérogénéité, mettre les élèves au travail, aider les élèves en difficulté, trouver des outils de remédiation, gérer les débats en classe…). Un temps d’apports didactiques est prévu dans les constellations, il est aussi présent mais de manière plus informelle dans les Labomaths au hasard des travaux réalisés. Dans les dispositifs longs, nous avons pu remarquer qu’un net changement de registre explicatif survient au bout de 2 années. C’est le temps nécessaire pour installer une communauté de travail dans laquelle suffisamment de concepts, de valeurs et d’outils ont été partagés pour que les enseignants développent un regard didactique. Ce résultat confirme la nécessité d’espaces de formation qui s’inscrivent dans la durée. Nous n’avons pas réussi à mesurer les effets des formations sur chacune des pratiques dans les classes mais nous avons pu attester que les enseignants ont particulièrement besoin de cadres d’analyse de l’activité des élèves. C’est dans ce domaine que leurs pratiques semblent le plus évoluer du fait qu’ils expérimentent des situations nouvelles qu’ils n’auraient sans doute pas imaginées ou osé mettre en place seuls et qu’ils observent des phénomènes qui contredisent leur évaluation première des compétences de leurs élèves. Nous avons pu identifier que le potentiel d’apprentissage des élèves attribué par les enseignants évolue, les amenant à proposer des situations plus ambitieuses, plus complexes et plus abstraites.

Les conditions d’une posture réflexive

Le second résultat concerne la nécessité d’un travail réflexif sur l’activité en formation. Nous avons pu attester que le passage par l’écrit est déterminant dans le développement professionnel et en particulier les situations qui amènent les enseignants à avoir une posture réflexive sur leurs propres écrits semblent jouer un rôle important dans la prise de conscience des principes qui organisent leur activité. Cela passe par des entretiens d’auto-confrontation aux écrits, des réécritures collectives ou la rédaction d’articles ou d’actes (Arnaud et al., 2022). Lorsque ce travail d’écriture est inexistant, il s’avère que les effets de la formation sont moindres, comme en attestent les visites dans certaines classes l’année suivante. Une étude longitudinale serait utile pour confirmer ce dernier résultat. Il semble cependant confirmer qu’un développement professionnel continu passe par un effet direct de la formation (mise en place d’une situation d’enseignement coconstruite en formation), un effet perturbant (mise en évidence de phénomènes imprévus en classe) et un effet réflexif (une mise à distance pour tirer des principes proactifs afin de faire évoluer les pratiques), comme cela semblait déjà le cas en formation initiale (Choquet, 2023; Choquet & Grau, 2021).

Des perspectives

Ces premiers résultats permettent de pointer les conditions favorables au développement professionnel des enseignants et mériteraient une prolongation dans une étude longitudinale. L’éducation nationale a souvent du mal à évaluer les effets des mesures prescrites, un investissement dans la recherche permettrait d’obtenir des analyses objectives de ces effets qui pourraient être une aide à la prise de décision. On ne peut qu’inciter la Région à investir dans ces recherches pour développer ces formations et maintenir le dynamisme observé dans de nombreux établissements scolaires des Pays de la Loire. Les recherches collaboratives sont en effet un moyen privilégié de reconnaissance des compétences professionnelles des enseignants.

Références :

Arnaud, L., Belot, S., Chapelle, A., Cherdel, R., Grau, S., Tellier, A. (2022). Compagnonner : une nouvelle façon de se former. Cahiers Pédagogiques. HSN 60.

Choquet, C. (2023). Comprendre les effets des choix de formateurs sur les pratiques de professeurs de mathématiques débutants. Annales de Didactique et de Sciences Cognitives, Thématique 1, Article Thématique 1. https://doi.org/10.4000/adsc.1...

Choquet, C., & Grau, S. (2021). Analyse de la pratique des enseignants stagiaires en lien avec des dispositifs de formation : Croisements de deux cadres théoriques. Actes de la XXIème Ecole d’Eté de Didacitque des Mathématiques, 47‑58.

Fabre, M. (2006). Analyse des pratiques et problématisation. Quelques remarques épistémologiques. Recherche et formation, 51, 133‑145. https://doi.org/10.4000/recher...

Gasnier, A., Sorbe, X., Claval, B., Kesler, S., Pajot, B., & Rainaud, V. (2024). La mise en place des EAFC : quels effets en faveur du développement professionnel des enseignants ? (23-24 007A). Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche. https://www.education.gouv.fr/...

Grau, S. (2021). Formation continue des enseignants en mathématiques : Projet de recherche sur différents modes de compagnonnage au 1er et 2nd degré en France. 52e colloque du GDM. La formation continue en enseignement des mathématiques dans le contexte sociopolitique actuel: entre contraintes et libertés, Québec.

Le Bas, A. (2005). Didactique professionnelle et formation des enseignants. Recherche et formation, 48, 47‑60.

Le Bas, A., Lebouvier, B., & Ouitre, F. (2013). L’évaluation et le développement de compétences didactiques dans la formation des enseignants. Travail et Apprentissages, 11(1), 65‑86. https://doi.org/10.3917/ta.011...

Masselin, B., Hartmann, F., & Artigue, M. (2023). Étude du rôle des facilitateurs dans un dispositif de lesson study adapté. Annales de Didactique et de Sciences Cognitives. Revue internationale de didactique des mathématiques, Thématique 1, Article Thématique 1. https://doi.org/10.4000/adsc.1...

Mons, N., Chesné, J.-F., & Piedfer-Quêney, L. (2021). Comment améliorer les politiques de formation continue et de développement professionnel des personnels d’éducation ? [Dossier de synthèse]. Cnesco.

OECD. (2023). PISA 2022 Results (Volume I) : The State of Learning and Equity in Education. Organisation for Economic Co-operation and Development. https://www.oecd-ilibrary.org/...

Villani, C., & Torossian, C. (2018). 21 mesures pour l’enseignement des mathématiques. Ministère de l’Education Nationale et de la Jeunesse. https://www.education.gouv.fr/...